Monsieur Pomiès
Le site
"On se lasse de tout, excepté d'apprendre." Virgile
La Classe de Maître Moda
Une nouvelle de Pierre Bordage (2002)
Parents, ne laissez pas vos enfants passer à côté de leur
vie. L’École à la Maison© est un programme du groupe
AvanTech.
La lenteur de Joao exaspérait Emna. Depuis qu’il était arrivé dans la classe,
maître Moda avait considérablement ralenti la cadence.
Emna, elle, assimilait les connaissances avec une voracité jamais assouvie.
Sa préférence allait aux sciences physiques, à l’histoire et aux langues mortes,
en particulier le sanskrit. Maman disait en riant qu’elle était un véritable
aspirateur à savoir. Papa l’avait une fois embrassée (embarrassée…) devant
d’autres grandes personnes en affirmant bien haut qu’elle était la future
Einstein. Einstein Albert, le physicien, elle connaissait, et la comparaison ne
la flattait pas. Papa ignorait-il que la théorie de la relativité était démodée
depuis déjà plusieurs mois ? Ne savait-il pas que l’Indien Vikaj Singh et
d’autres physiciens dans son sillage avaient redéfini les relations du couple
espace / temps?
Joao avait intégré la classe d’Emna après la signature d’un accord de coopération
économique et culturelle entre l’Europe Unie et une partie de
l’Amérique du Sud. Le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay avaient décidé
d’essayer le nouveau programme scolaire mis en place depuis cinq ans par
les sept états de l’Union. Emna ne comprenait pas pourquoi on avait imposé
Joao aux douze autres élèves de maître Moda. Il avait obtenu un honorable
227/046 au test du NQI, le nouveau quotient intellectuel, mais il peinait dans
certaines matières, il retardait les autres et, s’il n’améliorait pas rapidement
son rendement, la classe perdrait toutes ses chances d’accéder au niveau
supérieur avant la trêve de Noël.
Emna s’en était ouverte à ses parents.
"Voyons, chérie, il faut bien que les enfants de tous les pays puissent bénéficier
d’une école de qualité, avait répondu maman.
— Sans compter que, si les pays en question sont satisfaits du programme,
ils passeront une commande ferme, avait ajouté papa. Une bonne rentrée
de devises pour l’Europe Unie.
— Je croyais que tu militais contre l’Europe Unie!
— Je parlais d’économie, et non de politique, Emna. Tu comprendras plus
tard qu’il vaut mieux éviter de mélanger argent et idéaux."
Plus tard?
Emna étudiait les sciences économiques depuis près de deux mois. Elle était
parfaitement consciente que les hommes d’affaires comme son père combattaient
la nouvelle Europe tout en exploitant sans vergogne les avantages
offerts par l’Union; elle savait également que des femmes comme sa mère
se targuaient de préoccupations humanitaires tout en vérifiant chaque jour
à dix reprises le système de sécurité de la maison. Maman dissimulait mal
sa terreur et son dégoût lorsqu’elle évoquait les "hordes des laissés pour
compte, ces pauvres gosses abandonnés, déconnectés, qui n’ont rien de
mieux à faire que piller, violer et s’injecter du poison dans les veines."
Emna avait interrogé ses condisciples et obtenu des réponses qui la confortaient
dans ses propres convictions : Joao, le seul non Européen de la classe,
était un empêcheur de progresser en rond. Pourquoi l’avait-on placé dans
une CFA, une classe de formation accélérée, alors qu’il avait besoin de deux
fois plus de temps que les autres pour mémoriser les nouvelles données?
Ils avaient décidé de poser la question au maître. À une majorité écrasante
(onze voix contre une), les comploteurs avaient élu Emna comme porte-parole.
Honorée de leur confiance, elle avait estimé que la visite personnalisée
hebdomadaire de maître Moda lui offrirait une excellente occasion
de s’acquitter de sa mission. En attendant, entre deux lectures des Veda dans
leur langue originelle, elle consacrait ses heures de récréation aux nouvelles
théories de Vikaj Singh et de ses disciples (passionnante, d’ailleurs, la
comparaison entre les anciens textes védiques et les hypothèses les plus
récentes de la physique moderne).
"Tu viens jouer avec nous ?"
Emna reconnut la voix de Salomé, l’Espagnole, avant même que son visage
brun et grave n’apparaisse dans la fenêtre de l’écran transparent. Elle était
accompagnée d’Anet, une Allemande aux cheveux aussi dorés qu’un soleil
d’été.
"À quoi ?
— Un nouveau jeu de stratégie. On peut entrer dans une partie contre
des CFM."
Une classe de formation moyenne ? Des élèves légèrement plus vieux,
légèrement moins intelligents. Orientés en général vers l’administration,
vers une carrière politique pour les plus brillants. Pas le genre à entraîner
l’humanité sur des voies nouvelles, mais de bons exécutants si on leur
donnait des ordres concis. Quel intérêt de jouer contre eux? Même en s’y
mettant à vingt, ils n’étaient pas de taille à battre une fille ou un garçon de CFA,
encore moins un élève de maître Moda. La dernière fois qu’Emna
avait accepté d’affronter une bande de CFM sur le net, la partie n’avait
pas duré deux minutes.
"Demandez à Joao !"
Elles éclatèrent de rire toutes les trois. Maître Moda leur avait enseigné que
la moquerie n’était pas une preuve d’intelligence, mais, loin des oreilles et
des regards indiscrets, elles s’autorisaient de temps à autre une pointe de
méchanceté et de bêtise. Elles se sentaient alors unies et troublées par une
complicité qu’elles n’éprouvaient jamais pendant les cours. Il leur fallait ces
infractions minuscules pour oublier leur rivalité. Dotées toutes les trois d’un
NQI de plus de 300 (Emna devançait cependant Salomé et Anet de
quelques poussières décimales), elles se livraient une compétition acharnée
pour occuper la première place des évaluations hebdomadaires.
Emna se souvenait de la terrible déception de papa et de maman lorsque
l’évaluation de la quatrième semaine s’était affichée sur l’écran transparent
du salon.
"Bien la peine de te payer le meilleur programme scolaire d’Europe Unie
si c’est pour finir à la troisième place ! avait maugréé papa.
— Allons, allons, il en faut pour les autres, avait objecté maman. Ta fille
ne peut pas toujours occuper la première place. Et puis il ne s’agit que
d’une évaluation. Attendons le classement de fin de trimestre."
Cependant, maman n’avait pas esquissé le moindre geste de consolation.
Ses yeux exprimaient une colère froide qui, davantage que les grognements
de papa, avait poussé Emna à se hisser dès la semaine suivante sur
la plus haute marche du podium. Elle avait dès lors basé son année
scolaire sur le postulat suivant : ma propre tranquillité dépend de la
satisfaction de mes parents.
Parents, c’est à vous, et à personne d’autre, de décider
de l’avenir de vos enfants. L’École à la Maison© vous
propose une scolarité unique qui respecte les biorythmes
et l’équilibre de votre enfant. L’École à la Maison© a reçu
l’agrément du ministère européen de l’éducation.
Le maître, lui, ne manifestait jamais d’impatience. La première fois qu’il
s’était présenté à ses élèves, il avait expliqué l’étymologie de son nom :
Moda, comme mode, mode d’acquisition, mode de fonctionnement, et
aussi comme Yoda, le Jedi de La Guerre des Étoiles, un archétype qui, dans
l’inconscient collectif, symbolisait le maître, le précepteur.
La Guerre des Étoiles ? Un truc pour NQI de moins de 150 ! Emna ne
comprenait pas l’enthousiasme de papa pour cette antiquité américaine
du XXe siècle. Comment pouvait-on se passionner pour une histoire aussi
prévisible, aussi dérisoire ?
Le maître avait une voix musicale et persuasive. Tous les matins, il présentait
les cours du jour avant de lancer le programme. La puce minuscule insérée
dans leurs cerveaux (l’opération était comprise dans le forfait) plaçait les
élèves dans un état de réceptivité absolue proche de l’hypnose. Le flot
d’informations, images et sons, déferlait pendant une vingtaine de minutes,
puis maître Moda donnait des exercices qui, tout en validant les connaissances,
sollicitaient la mémoire, la logique, l’esprit d’analyse et de synthèse.
C’était à cette occasion que se gagnaient ou se perdaient les places à l’évaluation
hebdomadaire. Si elle n’était pas la meilleure dans la résolution des
problèmes mathématiques ou dans l’apprentissage des langues vivantes,
Emna montrait une efficacité inégalable en histoire et en sciences
physiques. De même elle marquait de nombreux points avec les versions et
les thèmes des langues mortes. Pour le reste, français, économie, sociologie,
arts plastiques, musique, elle se maintenait dans la moyenne haute.
"Tes parents et moi sommes très contents de toi, Emna."
Le visage de maître Moda s’était affiché dans la fenêtre de l’écran. L’icône
symbolisant la classe avait disparu, signe que cette conversation se
déroulait dans la plus stricte intimité.
"À quoi bon? lança-t-elle avec une moue. Nous n’aurons pas fini le cycle
avant Noël."
Elle guetta une éventuelle réaction sur les traits de son interlocuteur, mais,
comme d’habitude, maître Moda restait parfaitement impénétrable. Il
n’exprimait aucune émotion humaine tout simplement parce qu’il n’était
pas humain.
"De mon temps, les profs étaient de chair et d’os, radotait papa (ça le
prenait chaque fois qu’il dépassait la dose d’alcool prescrite par la loi).
Comme leurs élèves. On les faisait enrager! Ils y tenaient, pourtant, à leur
fichu boulot : ils ont failli mettre l’Europe à feu et à sang quand le ministère
de l’Éducation a proposé les nouveaux programmes scolaires.
— Pas le ministère, AvanTech, corrigeait Emna.
— Notre fille a raison : il reste encore beaucoup de professeurs dans le
public, intervenait maman. Tout le monde n’a pas les moyens de suivre un
cursus scolaire à domicile."
Emna avait entendu dire que, dans les quartiers les plus défavorisés, des garçons
et des filles s’entassaient dans des pièces exiguës pour recevoir des
bribes de connaissances. Elle supposait qu’un système aussi archaïque
engendrait une perte de temps et d’énergie énorme. Elle, elle n’avait pas
besoin de se déplacer, pas besoin de partager son espace avec quelqu’un
d’autre. Elle s’abreuvait à une source de savoir infinie, elle progressait selon
ses capacités, selon son rythme, selon ses envies. Le programme avait
calculé son NQI, puis l’avait automatiquement inscrite dans une classe de
son niveau. Tout était prévu pour son bien-être, y compris les heures de
gymnastique, un mélange de Taï Chi Chuan, de Yoga et d’étirements qui la
détendait tout en lui procurant un surcroît d’énergie. Elle n’avait pas à
braver le monde extérieur, ce monde qui provoquait chez maman une
fièvre charitable entrecoupée de spasmes de terreur. En quatre ans, elle avait
appris à parler trois langues vivantes, l’anglais, l’espagnol et le russe, à
maîtriser deux instruments de musique, clavier et violon, à résoudre des
équations complexes, à lire Apulée en latin, Platon en grec et les Veda en
sanskrit. Elle consacrait ses temps libres à explorer le réseau, à regarder
des films ou des émissions sur Cablenet. Les sécurités imposées par la commission
européenne Protection de l’enfance l’empêchaient d’accéder aux
sites interdits - et terriblement attirants pour une curieuse de son espèce.
Parfois, elle ressentait une douleur aiguë dans la nuque, comme un coup de
couteau : un symptôme absolument normal, avait certifié la pédagocommerciale
à ses parents. Cela montre que la bio-puce de votre… puce!
ah! ah! est en train de se faire sa place dans son cerveau.
"Est-ce donc si important de finir le cycle avant Noël? demanda maître Moda.
— Je m’ennuie dans cette classe. Je voudrais commencer les cours de philo.
— Est-ce toi qui t’ennuies ou bien un élément extérieur qui te perturbe ?"
Difficile de cacher ses sentiments au maître. Papa avait expliqué que le
programme, expert en morphopsychologie, devinait les pensées de ses
interlocuteurs rien qu’en observant les mouvements de leurs visages. Emna
s’appliquait à rester impassible, à ne rien dévoiler d’elle-même, mais, tôt ou
tard, elle s’oubliait, elle perdait le contrôle et redevenait ce livre ouvert dans
lequel maître Moda pouvait piocher à loisir.
"Joao…
— Je trouve pour ma part que Joao a progressé de manière spectaculaire.
— Il nous retarde, insista Emna. Je ne suis pas la seule à le penser. Les
autres m’ont chargée de vous le dire.
— Je ne peux pas changer Joao de classe. Il s’agit d’une expérience pilote
imposée par le ministère européen de l’Éducation.
— Que vient faire le ministère là-dedans? Ce programme est commercialisé
par une entreprise privée. Mes parents ont payé une fortune pour m’inscrire
dans votre école!
— Nous relevons effectivement du privé. Mais, comme toute entreprise qui
oeuvre dans le domaine de l’éducation, nous avons besoin de l’agrément du
ministère pour continuer notre activité.
— Je pense plutôt qu’AvanTech cherche à gagner de nouveaux marchés.
— Je vois que tu as parfaitement assimilé mes derniers cours d’économie."
Emna se leva et esquissa des mouvements d’assouplissement devant son
écran, consciente que maître Moda continuait de l’observer par le truchement
des webcams disposées tout autour de la pièce. Dans un coin, un
appareil maintenait la pièce dans une hygrométrie parfaitement adaptée à
sa physiologie. Tout comme le repas, tout à l’heure, serait préparé selon ses
besoins énergétiques. Tout comme ses heures de sommeil seraient établies
en fonction de ses biorythmes. L’École à la Maison© ne se contentait pas de
garantir à ses élèves les meilleurs résultats scolaires, mais également un
développement harmonieux, un équilibre parfait entre les activités cérébrale,
créatrice et physique.
"Ça veut dire que nous allons traîner Joao comme un boulet toute l’année?
— Au moins jusqu’à ce que quelqu’un, en haut lieu, décide de mettre fin à
l’expérience."
Parents, n’oubliez pas que votre futur dépend de votre enfant.
L’École à la Maison©: l’éducation en phase avec votre présent.
Emna convoqua les autres élèves - hormis Joao, bien entendu - sur sa
page perso pour leur faire part de son entrevue avec le maître. Ils exprimèrent
leur déception, voire leur colère pour les plus vindicatifs, et décidèrent de se plaindre
auprès de leurs parents. La pression conjuguée d’une douzaine de familles réussirait
peut-être à infléchir la direction de l’École à la Maison©.
Emna n’y croyait pas trop : ses parents ne prendraient sûrement pas le risque
d’entrer en conflit juridique avec la pédago-commerciale.
"C’est vrai que la présence d’un NQI moyen dans une classe de CFA
n’était pas prévue au contrat, soupira papa. Je devrais peut-être en parler
à mon avocat.
— Allons, allons, gardons notre sang-froid, intervint maman. Encore une fois,
fois, il ne me paraît pas injuste que d’autres régions du monde bénéficient
des toutes dernières avancées en matière d’éducation.
— Nobles pensées, très chère, mais c’est nous qui finançons.
— Qu’est-ce qui prouve que ce petit Brésilien n’a pas payé son cours lui
aussi ?"
Maman se frotta les mains, signe chez elle de nervosité.
"Et puis, les classes moyennes sont prêtes à se ruiner pour inscrire leurs
rejetons à l’École à la Maison©, ajouta-t-elle à voix basse. La boulangère
m’a dit qu’elle comptait y mettre sa fille l’année prochaine. La boulangère!
Les places seront de plus en plus chères. Que deviendrions-nous, Seigneur,
si nous devions mettre mon Emna dans une école ordinaire ?"
Le lendemain, une demi-heure avant le début du cours, les douze élèves de
maître Moda se connectèrent et admirent qu’il ne fallait pas compter sur les
parents pour résoudre le problème.
"Associons-nous, proposa Salomé. À douze, nous devrions bien trouver une
solution.
— Douze fois 300, ça fait 3600, un sacré NQI !" dit Théo, le Belge.
Ils rirent, conscients tout à coup qu’ils formaient probablement l’une des
phalanges les plus brillantes d’Europe Unie. Le moment était venu de le
démontrer. Comme ils ne connaissaient pas grand-chose du sujet à éliminer,
à part son visage noir et toujours affublé d’un sourire éclatant, ils décidèrent
de collecter des informations sur Joao. Théo, Armand, le Marseillais, et
Olga, la deuxième Allemande de la classe, les plus doués en électronique,
reçurent pour mission de visiter par effraction les archives virtuelles de
l’École à la Maison©. Emna se proposa de nouer une amitié factice avec le
petit Brésilien : quand elle aurait gagné sa confiance, elle découvrirait
certainement une ou plusieurs failles exploitables. Les huit autres furent
chargés d’exercer une pression constante sur les parents et maître Moda.
Après la classe, Emna s’invita sur la page perso de Joao. Il accepta de la
recevoir après qu’elle eut décliné son identifiant et son mot de passe. Il
souriait, et ses grands yeux brillaient comme deux lunes pleines dans le noir
profond de son visage.
"Salut, dit Emna. Ça ne te dérange pas si on parle en français?
— J’aime très bien cette langue, répondit Joao.
— Je venais… voir comment tu allais. On ne prend jamais le temps de
discuter. Je ne te connais pas, je ne sais même pas quel est ton âge, ni où tu
habites."
Le sourire s’effaça un bref instant des lèvres de Joao.
"Je n’ai pas très le temps de discuter maintenant. J’ai du travail.
— Du travail ? On a fini les exercices."
Emna se retint de justesse d’ajouter: même toi.
"Chez vous il est quatre heures de l’après-midi, chez moi il est huit heures
du matin."
Emna n’avait jamais pensé au problème du décalage horaire. Pour elle, la
classe débutait le matin et finissait au milieu de l’après-midi. Elle se rendait
compte, tout à coup, que Joao se levait aux alentours de minuit - ou veillait
jusqu’à minuit - pour suivre les cours de maître Moda.
"Faut que j’aille, reprit le Brésilien.
— Je pourrai te revoir quand ?
— Essaie dimanche. Vers onze heures. Enfin, dix-neuf heures pour toi."
Il interrompit la connexion sans laisser à sa correspondante le temps de
réagir. Emna demeura un long moment songeuse avant de réunir les autres
sur sa page perso.
"Il a du… travail? s’étonna Salomé. Mais les enfants ne travaillent pas!
— Que tu crois! Les entreprises délocalisées de mon père emploient des
enfants, affirma Théo. Et même très jeunes. Je l’ai appris en visitant sa double
comptabilité.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé dans les archives? demanda Emna.
— Aucune inscription. Aucun ordre de virement. Aucune trace d’un
quelconque Joao.
— Attendons dimanche, proposa Emna. Je réussirai peut-être à en savoir un
peu plus."
L’après-midi du dimanche s’égrena avec une lenteur désespérante. En proie
à une fébrilité inhabituelle, Emna levait sans cesse les yeux sur la pendule
fin XXe que ses parents avaient dénichée à prix d’or sur un site de vente aux
enchères.
Elle rongea son frein jusqu’à dix-neuf heures. Elle essaya de tromper son
impatience en consultant les archives de la télévision du XXIe siècle. Ces
extraits la fascinaient : issus d’une époque très proche, ils semblaient surgir
d’une période lointaine, oubliée, de l’humanité. Papa et maman les
regardaient avec émotion, s’extasiaient bruyamment sur le naturel de tel
homme ou de telle femme enfermés dans un loft, regrettaient l’innocence
perdue des humains modifiés. Pourtant, sans la correction génétique, sans
le développement fulgurant de la biotechnologie, ils n’auraient pas gardé
cette apparence de jeunes gens de vingt-cinq ans, eux qui en avouaient
soixante-deux pour papa et soixante-six pour maman. Ils n’auraient même
pas eu d’enfant. Maman avait conçu Emna à soixante ans et porté sa fille
les trois mois réglementaires exigés par la loi Éthique et Maternité, quatrevingt-
dix jours amplement suffisants pour, selon les embryo-psychiatres,
nouer un lien charnel avec le foetus.
À dix-neuf heures précises, Emna se rendit sur la page de Joao. Il l’attendait,
souriant comme toujours.
"Tu ne souhaites pas être mon amie, mais les autres et toi, vous me considérez
en tant que gênant et cherchez un moyen de m’éliminer de la classe,
lança-t-il en guise de bienvenue.
— Mais…
— Laisse-moi finir. Après tu seras libre d’agir comme à ta guise. Je t’invite
dans une visite guidée."
Le visage de Joao s’effaça et fut supplanté par l’image d’une pièce. La caméra
se déplaça sur les murs, sur le sol, sous le plafond, révéla des cloisons de
tôle et de bois, des tentures de jute, des banquettes défoncées. C’était l’une
de ces baraques de bric et de broc qu’on voyait dans certains reportages sur
le Cablenet. Par les trous du plafond tombaient des rayons de lumière sale
qui révélaient des dizaines de visages, jeunes et moins jeunes, entassés
devant un antique écran à plasma.
"Mes condisciples, dit la voix de Joao. À chaque fois que je me connecte sur
l’École à la Maison©, nous sommes entre trente et cinquante à suivre le
cours."
La webcam s’éloigna de la maison et se promena le long d’une favella
jonchée d’immondices. Des flaques d’une eau noire parsemaient la terre
battue entre les constructions enchevêtrées. Des nuées de grosses mouches
recouvraient des corps recroquevillés et criblés de plaies purulentes.
"Tu m’as demandé où j’habitais l’autre jour, poursuivit Joao. Pas de peine
de dire, il suffit de montrer. C’est la même chose sur des dizaines de
kilomètres."
L’image tressauta pendant quelques instants avant de se stabiliser à
nouveau. Le Brésilien avait gravi une éminence d’où il avait une vue
d’ensemble de l’agglomération. Ni les colonnes de fumée ni les clochers
ni les minarets ne parvenaient à briser la monotonie de l’océan de tôles
ondulées, rouillées, cabossées. Des gémissements et des vociférations se
détachaient de temps à autre de la rumeur assourdissante.
Emna faillit interrompre la connexion : elle ne sortait pas souvent de chez
elle (une fois par semaine, et encore), et elle rencontrait les pires difficultés
à affronter un environnement pourtant ordonné, agréable, rassurant...
Une réaction absolument normale, disait la pédago-commerciale. Votre fille
s’adaptera très vite quand le temps sera venu pour elle de s’insérer dans la
communauté.
Parents, l’École à la Maison© ne fait pas de votre enfant
un inadapté social. Au contraire : il apportera son propre équilibre,
sa propre harmonie au monde, il sera l’un de ceux qui auront entraîné
l’humanité sur la voie de la connaissance et du progrès.
L’objectif de la webcam revint se fixer sur le visage de Joao. Dans la
lumière du jour, il paraissait nettement plus vieux que dans la fenêtre de
sa page perso.
"Le prix d’une année scolaire à l’École à la Maison© est de trente mille euros
de l’Europe unie. C’est vingt-cinq ans de salaire pour cinquante ouvriers de
chez moi. Impossible pour nous de payer. Notre gouvernement est en
faillite, nous n’avons plus d’écoles, plus de professeurs. Un jour, une femme
est venue dans la favella et nous a montré comment pirater les cours. Elle
appartenait à un mouvement international clandestin pour la gratuité et la
diffusion des connaissances. Elle a reprogrammé maître Moda pour qu’il
m’accepte dans sa classe. Simplement lui et vous, les douze autres élèves,
êtes informés de ma présence. Pas l’École à la Maison©."
Son sourire se voila d’une légère amertume.
"Nous n’avons pas la puce biologique, reprit-il. Nous sommes des naturels.
Et puis, il faut que tous mes condisciples comprennent les exercices.
C’est pourquoi nous sommes souvent en retard.
— Pourquoi… pourquoi…"
Sa question s’étrangla dans la gorge d’Emna.
"Nous n’avons pas le choix. Vous non plus : des millions d’enfants de chez
moi meurent du SIDA. Les autres ont faim et sont prêts à se transformer en
bombes humaines. Le mouvement pour la diffusion de la connaissance dit
que la seule façon d’éviter le conflit, c’est d’instruire des gens qui pourront
prendre dans leurs mains les rênes de leur pays.
— Pourquoi… me raconter tout ça?"
La caméra recommença à se promener entre les toits de tôle, se perdit un
instant dans la grisaille du ciel, s’attarda sur un groupe d’enfants aux
ventres distendus en train de barboter dans une mare de boue.
"Vous êtes parmi les élèves les plus intelligents de l’Europe Unie, et, tôt ou
tard, vous auriez fini de savoir que j’étais un clandestin. Autant vous le
révéler tout de suite. À vous à prendre votre décision. Si elle n’est pas
favorable, nous piraterons un autre cours.
— Nos familles le savent. Tôt ou tard, l’École à la Maison© l’apprendra.
— Vos parents ne se plaindront pas : ils ont trop peur que vous soyez exclus.
Emna comprenait maintenant pourquoi maître Moda agitait le spectre du
ministère de l’éducation : même conseillés par les avocats les plus
renommés, les gens fortunés hésitent à s’attaquer à une administration
européenne. Ses parents, qui râlaient en privé, n’avaient jamais adressé
de plainte officielle à la pédago-commerciale.
"Et le test NQI ? Vous l’avez trafiqué aussi ?"
Joao eut un rire musical qui déclencha des frissons dans la nuque d’Emna.
"C’est le seul truc que maître Moda n’a pas voulu, ou pu, changer. Nous
étions quarante-deux à passer le test ! C’était un bordel joyeux, comme
vous dites en français !
— Et tout le monde se lève à minuit ?
— Quand l’un de nous manque, c’est qu’il est mort.
— Tu as quel âge ?
— Douze ans. Six de plus que toi.
— Ton travail, c’est quoi ?
— La récupération du verre et du plastique dans les champs d’ordures.
J’ai de la chance : certains n’ont pas d’autre choix que de se prostituer ou
de vendre un de leurs organes."
Emna refoula à grand peine une violente montée de larmes. Depuis
combien de temps n’avait-elle pas pleuré ? Prise de panique, elle coupa la
connexion et resta hébétée devant son écran transparent souligné par des
contours lumineux. Une douleur aiguë lui irradiait la nuque.
L’École à la Maison© vous assure à vous, parents, la tranquillité de l’esprit;
à vous, enfants, une connexion infinie avec le monde.
L’École à la Maison©, un programme AvanTech.
Les larmes roulaient en silence sur les joues d’Emna. Elle n’était pas allée au
monde extérieur, le monde extérieur était venu à elle. Elle eut envie de crier,
mais on n’élevait pas la voix dans une maison où régnaient calme, luxe et
volupté. Pourrait-elle un jour pardonner à papa et à maman de lui avoir
caché la cruauté des hommes ?
"Nous étudions d’abord la réaction des élèves face à ce qu’ils considèrent
comme une injustice, puis, comme vous pouvez le constater, nous
développons leurs capacités compassionnelles, déclara la pédago-commerciale.
Votre fille a parfaitement réussi son examen de passage.
Nous veillons à ce que le progrès biotechnologique n’étouffe pas l’humanité
des enfants.
— Et les autres élèves de la classe ? demanda papa.
— Ils seront soumis au test, d’une manière ou d’une autre. Certains refuseront
l’épreuve, par manque d’intérêt, d’autres échoueront, défaut d’empathie.
Ils seront orientés vers une autre voie. Nous pensons, et le ministère européen
avec nous, que la compassion doit faire partie de la panoplie des futurs dirigeants
de ce monde. À propos d’avenir, je vous conseille en toute amitié d’investir
dans les actions AvanTech : elles ont triplé en deux ans.
— Très fort, le coup du Brésilien dans son ghetto ! s’exclama papa. D’un
réalisme terrifiant. On s’y croyait.
— J’espère bien : c’était réel, dit la pédago-commerciale avec un petit
sourire. Nous ne combattons pas le piratage, nous préférons le recycler.
Ainsi, nous ne manquons jamais de cobaye pour tester le quotient émotionnel
de nos élèves.
— Pas trop souvent quand même ! soupira maman. Je n’aime pas voir
pleurer ma fille."
Pierre Bordage
juillet 2002