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L’Écriture ou la vie

Jorge Semprùn

Jorge Semprún (1923-2011) est un écrivain, scénariste et homme politique espagnol dont l'essentiel de l'œuvre littéraire est rédigé en français. En 1937, pendant la guerre d'Espagne, sa famille s'exile en France. A Paris, il étudie la philosophie à la Sorbonne.

Membre du parti communiste espagnol, il s’engage dans un réseau de résistance français.
En 1943, il est arrêté par la Gestapo et déporté à Buchenwald.

À son retour à Paris en 1945, il choisit de se taire. Il lui faudra vingt ans avant de pouvoir écrire sur son expérience des camps de concentration, en publiant Le Grand Voyage.

Récompensé de nombreux prix littéraires, membre de l’Académie Goncourt, Jorge Semprún meurt à Paris en juin 2011.

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LE TEXTE

Ils sont en face de moi, l'oeil rond, et je me vois soudain dans ce regard d'effroi: leur épouvante.
Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d'une joue. J'aurais pu me procurer un miroir, sans doute. On trouvait n'importe quoi au marché noir du camp, en échange de pain, de tabac, de margarine. même de la tendresse, à l'occasion. Mais je ne m'intéressais pas à ces détails. Je voyais mon corps, de plus en plus flou, sous la douche hebdomadaire. Amaigri mais vivant: le sang circulait encore, rien à craindre. Ça suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte à une survie rêvée, bien que peu probable.  La preuve, d'ailleurs: je suis là.  Ils me regardent, l'oeil affolé, rempli d'horreur.  Mes cheveux ras ne peuvent pas être en cause, en être la cause. Jeunes recrues, petits paysans, d'autres encore, portent innocemment le cheveu ras. Banal, ce genre. Ca ne trouble personne, une coupe à zéro. Ca n'a rien d'effrayant. Ma tenue, alors? Sans doute a-t-elle de quoi intriguer: une défroque disparate. Mais je chausse des bottes russes, en cuir souple. J'ai une mitraillette allemande en travers de la poitrine, signe évident d'autorité par les temps qui courent. Ca n'effraie pas, l'autorité , ça rassure plutôt. Ma maigreur? Ils ont dû voir pire, déjà. S'ils suivent les armées alliées qui s'enfoncent en Allemagne en ce printemps, ils ont déjà vu pire. d'autres camps, des cadavres vivants.  Ça peut surprendre, intriguer, ces détails: mes cheveux ras, mes hardes disparates. mais ils ne sont pas surpris, ni intrigués. C'est de l'épouvante que je lis dans leurs yeux. Il ne reste que mon regard, j'en conclus, qui puisse autant les intriguer. C'est l'horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté.
L’Écriture ou la vie, Jorge Semprun (1994)

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